Ce matin , je commençais à remplir des papiers pour ma mutuelle et Sécu . On me demandait la photocopie d'un bulletin de pension . Normal , je suis retraitée ! ça ne s'appelle pas un bulletin de salaire mais un bulletin de pension . Et puis je vois la précision : c'était marqué " pension de vieillesse . " J'ai d'abord cru à une erreur ... Jusqu'à présent , je recevais des " bulletins de pension de retraite " . Normal , je suis retraitée ! J'étais agacée de l'erreur - du coup , j'ai cherché sur internet . Aaaaaaaaaaaahhhhh ! Ben , non . C'était pas une erreur . Depuis 2012 , ça s'appelle : " pension de vieillesse " . Depuis 2012 .
Que je vous explique : la plupart d'entre vous le savent , j'ai bénéficié , vers quarante-deux ans , d' une " retraite pour invalidité " ( après une leucémie qui ne m'avait pas laissée trop gaillarde ) . J'en étais ... émerveillée , de cette retraite inespérée : j'avais toujours rêvé de ne plus exercer ce fichu métier de prof de maths , pour lequel je n'étais pas très appropriée ... Mais mes essais précédents pour changer n'avaient pas été probants , si bien que je me contentais de travailler à mi-temps , pour pouvoir peindre . Ensuite , dans les années quatre-vingt-dix , j'étais , comme je vous dis , pas très belle à voir , un vrai squelette , et épuisée ... tellement fatiguée . Pourtant , demander à bénéficier d'une retraite anticipée a été une véritable épreuve , j'ai du me confronter à beaucoup de honte et de culpabilité - tant j'avais été dressée à considérer le travail comme une fierté . D'un autre côté , quand j'ai su que ma demande de retraite pour invalidité avait été acceptée - quel sentiment incroyable de légèreté , de bonheur , j'ai éprouvé ! Non seulement j'étais toujours en vie , mais je n'avais plus ce maudit métier à exercer !!!
J'ai donc appris ce matin que l'argent que m'envoyait chaque mois le Trésor Public était une pension de vieillesse . Calculée , donc , en divisant par deux ce que je gagnais pendant ma vie professionnelle ( c'est pour ça que ça avait diminué depuis trois ans ! Tout en restant largement suffisant : je suis exactement dans la moyenne des français ). Mais , tout de même , de vieillesse ... Je n'ai pas aimé . Je me suis vue , vieillarde édentée ( d'ailleurs , c'est vrai , je n'ai plus aucune canine d'origine sur la mâchoire inférieure - ça ne se voit pas , mais il n'y a plus qu' un trou ...) , le cheveu blanchi pendouillant en méches hagardes sur mes joues flasques , des charentaises trouées aux pieds et vingt centimètres de chemise de nuit en flanelle qui dépassent en bas de la robe de chambre déformée ... allez , et pourquoi pas alcoolique pendant que tu y es ? Pension de vieillesse ... Vieille , inutile , vivant de la charité publique ... tu n'as pas honte de contribuer à approfondir le trou de la Sécu ?
Aïe ! Je vis grâce à une pension de vieillesse . Je n'ai même plus droit à la fierté d'avoir réussi les concours aux grandes écoles , et c'était pas facile . Même plus la fierté d'avoir réussi l'agreg . Même plus la fierté d'avoir travaillé , ensuite , pendant plus de vingt ans . Même plus ça . Bousillée ma fierté du travail ! Je reçois une pension de vieillesse . J'ai acheté , il y a quelques jours , cet élégant manteau à vingt-sept euros , grâce à ma pension de vieillesse . Ouh là là !
Mais après tout , fierté de quoi ? Fierté de m'être fait chier pendant vingt-cinq ans à pratiquer un métier que je n'aimais pas , un métier qui ne m'aimait guère non plus ( il parait pourtant qu'une de mes anciennes élèves est devenue prof de Maths , elle aussi . Incroyable ! ) . Fierté , surtout , de l'effort soutenu que je menais - je mettais des heures à préparer mes cours , j'étais perfectionniste ... Fierté , finalement ... d'avoir contenté mes parents . Peuchère ! Mais c'est que du conditionnement , tout ça ! Du conditionnement , et de l'orgueil ... Pourquoi diable souffrir de ce conditionnement égratigné ? Et quoi d'autre encore ? le mot " vieillesse " . Péjoratif , non ?
Alors , toute la journée , j'ai essayé de dégonfler cette baudruche de " fierté " qui créait de la souffrance . Ce mot " pension de vieillesse " , qui me restait en travers de la gorge ... , je me le répétais " je reçois de l'argent grâce à une pension de vieillesse " . Et je retombais ,chaque fois , dans cette fierté égratignée ...
Sors de là ! Libère-toi ! Sors de la cage ! Fais un pas de côté ! Je ressens que l'enjeu est important , que cette arête en travers de la gorge est en fait une clef ...
Reviens , et reviens , et reviens encore , à cette phrase magique , un éclair éblouissant de vérité , entendue il y a bien longtemps lors d'une émission sur les Chartreux , et qui plusieurs fois m'a permis de faire un pas en dehors de mon conditionnement , de faire s'envoler au vent l'énorme chateau de cartes , la pyramide irréelle du mental :
" Qu'es tu , que tu n'aies reçu ? Et si l'as reçu , pourquoi t'en enorgueillir comme si tu ne l'avais pas reçu ? "
Mais je peux , je dois , aussi ajouter , et ça fera du bien à la partie de moi qui culpabilise tellement dés que l'aspect vaniteux s'est barré :
et pourquoi te culpabiliser , puisque tu l'as reçu ?