Aujourd'hui , je vais rendre manger chez mon amie R... , dans son merveilleux hameau cévenol . Ce que je n'aime pas tant que ça , parce que j'ai l'impression qu'elle déteste préparer un repas ; j'aurais , et de beaucoup , préféré l'inviter à la maison ... mais elle a beaucoup insisté . R... est le genre de personne qui dit , et plus que vivement , ce qu'elle ressent . Depuis plus d'un an , elle ne conduit plus : ses enfants , adultes , jugeant sa façon de conduire dangereuse , lui ont interdit de conduire . Pour ce faire , ils se sont contentés de ne plus la seconder pour amener sa voiture , qui avait besoin de réparations , au garage . Le mas où habite mon amie est imbriqué dans les mas de ses enfants , comme c'était l'habitude dans les merveilleux hameaux cévenols . Le tout , perdu dans les bois ; et si tu n'as pas de voiture , et si tu marches mal ... vaut mieux apprécier la compagnie des arbres . A 100 % . Elle , emberlificotée dans ses propres dépendances , veut leur faire plaisir , mais hurle aussi ... vivant cette interdiction le plus mal du monde ; elle parcourt avec intensité toute la gamme , de la souffrance au désespoir , du sentiment d'être trahie à la colère ... C'est du moins cela qu'elle partage avec moi : je ne sais pas comment elle se comporte , ce qu'elle leur dit , quand elle est en leur compagnie . Peut-être ma visite lui sert-elle d'exutoire ... En tout cas , depuis qu'elle ne peut plus conduire sa voiture à sa guise , la voilà qui marche de plus en plus mal , tombe de plus en plus , a de plus en plus mal au dos , se cloître toute la journée chez elle sans faire trois pas dehors , et garde farouchement auprès d' elle sa petite chienne , que lesdits enfants préféreraient voir gambader en liberté avec les autre chiens du mas ... question d'empathie pour les animaux .
Ce matin , au réveil , je pense à ma maman : au moment où nous lui avons dit , fort gentiment , qu'à notre avis , il fallait qu'elle s'arrête de conduire ( sa vue baissait de plus en plus ) . Quel bienheureux sentiment d'être raisonnable j'éprouvais en lui disant ça ! Par contre , je n'éprouvais pas de profonde empathie : et c'est seulement maintenant , en voyant R. , que je me rends compte de tout ce qu'implique le fait de ne plus conduire .
Maman aussi a du souffrir de cette perte d'autonomie . Mais sans parler ; sans se plaindre abondamment comme le fait mon amie . Egalement , Maman gérait tata , paralysée , et les gardes-malade ; et finalement , c'était ça la principale cause de souffrance pour elle , de voir tata paralysée qui ne se plaignait pas (mais qui pleurait quelquefois , peuchère ) , et les difficultés qui en découlaient . En tout cas , maman refusait de se plaindre à voix haute ; mais je me souviens que la tristesse suintait d'elle par tous ses pores ; ce qui m'était d'autant plus insupportable que ça renouvelait un ressenti de l'enfance . Mais ladite enfance , après m'avoir complétement muselée, aliénée et ligotée , avait bouché mes oreilles d'adulte , et j'étais alors trop occupée à garder moi-même la tête hors de l'eau pour avoir en réserve un surplus d'empathie pour la situation de maman ... je l'aidais de mon mieux ; qui n'était , à ce que je juge aujourd'hui , guère . En plus , Philippe , à qui j'avais rabattu les oreilles , tant et plus ,et pendant des années , à propos de mes souffrances de petite fille , par rapport à l'extrême sévérité de maman , son côté à la fois implacable et insupportablement égocentriste , Philippe , donc , n'était pas précisément cent pour cent bien disposé envers sa belle-mère . Quelquefois furieux de peur que je ne me laisse envahir au point de retomber malade ; quelquefois jaloux ; pourtant , il était soucieux également d'aider , de son mieux , une vieille dame à garder dignité et autonomie le plus longtemps possible ... et moi , j'étais toujours déchirée entre mon rôle de compagne et mon rôle de fille . Misère de misère ... Quelle époque difficile . Et , telle que j'étais à l'époque , la seule certitude c'est que je n'ai pu faire ... que ce que j'ai fait .
Mes sentiments pour maman , les sentiments de mes sœurs pour maman , tout cela , produit du passé , amour et blessures et vieilles rancunes , était si terriblement imbriqué , tout comme les maisons cévenoles . Alors , c'est peut-être maintenant , quand je vais voir R. , maintenant seulement que je peux m'ouvrir , à petites doses , à la souffrance de R. , et évoquer - peut-être ! les sentiments vécus par quelqu'un qui perd son autonomie . Un peu d'empathie ; c'est le temps pour moi . Quand à ses enfants , qui doivent être , eux aussi , douloureusement imbriqués dans leurs sentiments contradictoires - comme je l'étais à l'époque où vivait maman ... - je ne peux avoir , comme pour R. , comme pour ma maman et ma Tata Lili , que compassion pour eux .
N.B : je ne sais pas si j'utilise vraiment le mot empathie à bon escient ; je viens de lire cet article de Mathieu Ricard , sans en être mieux éclairée ! ... Tout est question de définition .
http://www.matthieuricard.org/blog/posts/empathie-altruisme-et-compassion-1