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L'autre jour regardant une émission télé , je ne sais si c'était à la Grande Librairie ou ailleurs - l'un avait relu Les Misérables , l'autre Les Trois Mousquetaires ; ailleurs , un philosophe vraiment très beau , avec une splendide tête de jeune loup parisien , avait relu ( dans sa résidence secondaire de l'ïle de Ré , j'imagine , je peux être très langue de pute quelquefois , mais faut dire en ce moment toutes les émissions raclent leurs fonds de tiroir pour exhiber des philosophes ) Thoreau . Ce splendide jeune homme manifestait d'ailleurs un genre de triomphe personnel en constatant que Thoreau , à la fin de son Journal , abandonne sa cabane pour ne pas entrer dans la routine . J'ai pensé tout d'abord qu'il triomphait parce que ça justifiait pleinement , à ses propres yeux et surtout aux yeux de son entourage habituel , le retour à la vie parisienne et à ses mondanités ; mais il triomphait peut-être aussi parce qu'il se souvenait de tout le dédain manifesté par Thoreau pour les gens ordinaires qui ont perpétuellement besoin de nouveauté . Quand au fait qu'on ait besoin de nouveauté en habitant dans la nature , qui change tout le temps , ça me sidère ... Ceci dit , je n'étais pas arrivée jusqu'au bout du Journal , je l'avais laissé en route . Mais ça me motive pour le reprendre ... Une fois que j'aurai épuisé les joies de la relecture d' Alexandra David-Néel , bien sur .
Bien entendu , je n'ai pu m'arrêter à la fin de sa Correspondance avec son mari - qui lui tenait lieu , ainsi qu'elle l'a maintes fois dit , de journal de voyage . J'ai donc continué sur le récit de son séjour au Népal ( elle n'a aimé , à l'époque , ni le Népal , ni ses habitants ) , puis , me suis délectée de son voyage au pays d'Amdo ( depuis le splendide monastère de Kum Bum , passant par une partie du Szetchuan , du Kansou ... ) , intitulé " Au pays des brigands gentilshommes " . Titre accrocheur s'il en fut , fallait bien appâter le lecteur français . Je n'avais plus relu tout ces récits depuis une bonne douzaine d'années ... Quel régal . Plaisir du livre de voyage , parsemé de joyaux de sagesse ...
Là , elle est arrivée à un monastère nommé Dzogtchen Gompa , quelque part au Nord-Est de Lhassa ( et ce n'est pas cette année là qu'elle a pu , enfin , atteindre la ville sacrée ) . Voyage éprouvant , parce qu'elle est en plein au milieu des inondations notamment , et en outre des luttes sanglantes , guérillas entre divers pouvoirs Tibétain et Chinois . Elle parle avec des lamas dont l'un fait une retraite , ce qui ne l'empêche pas , apparemment , de recevoir des visites ; elle semble attaquer la discussion sur un plan très intellectuel ( mais bien sur , c'est juste une impression que j'ai eue en lisant le début de la discussion , p.326 de mon édition , de poche ) ; mais ses interlocuteurs vont l'aider à descendre d'un cran ...
Un autre des religieux changea de sujet , revenant à ce que j'avais dit au commencement de notre conversation
- " Si la vie d'ermite vous parait dispenser une telle béatitude , " dit-il , " n'allez pas plus loin . Nous vous trouverons facilement un ermitage dans les environs . "
Je pensais au dépeune* de Dergé . Il ne me laisserait pas m'établir sur ce sol interdit , mais je ne voulais pas aborder cette question avec les lamas .
- " Des raisons m'en empêchent , Kouchog " répondis-je simplement .
- " Des raisons ..." répéta le lama .
Alors , sous l'influence des idées qui venaient d'être émises , ou par la force occulte des pensées qui avaient été nourries dans cette chambre par les reclus qui s'y étaient adonnés à de longues contemplations , subitement , je sentis , je vis tous mes raisonnements , toutes mes conceptions s'effilocher comme des guenilles secouées par le vent , se dissoudre , s'anéantir . Rien de ce qui me paraissait comme des obstacles solides n'existait : le dépeune de Dergé , mes domestiques , mes mules , mes bagages , ma propre personne étaient " des images vues en rêve" .
Cela dura , sans doute, moins d'une minute .
- " Ici ou ailleurs , Kouchog, " dis-je , " j'espère être capable de retrouver un ermitage ."
- " Je vous le souhaite" dit un des religieux .
- " Il le faudra " déclara un autre .
* [ dépeune : il s'agit , si j'ai bien compris , d'une autorité à la fois administrative et militaire tibétaine : un général commandant la région .]
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