Chaque famille a ses petites singularités , écrivais-je hier ... mais la phrase de Tschaikovski , avec laquelle je viens de me réveiller vraiment tôt bien qu'il fasse déja un peu jour, avec cette répétition obsédante de la phrase en mineur qui monte sur quatre notes , commence á redescendre tristement , réguliérement , la gamme esquissée - est soulevée tout á coup d 'un espoir incroyable par cette note haute qui surgit alors contre toute attente , puis revient au morne et á l'inévitable destin programmé - cette phrase me raméne aux pleurs de l'année de mes seize ans et á la rage qui alternait , le tout silencieux , quand j'avais rassemblé tout mon courage pour balbutier á ce pére qui ne me parlait jamais , d'une voix étranglée , que je ne voulais pas suivre les études prédestinées . Il m'avait répondu d'une seule phrase : tu feras ce qu'on te dit de faire . Meme pas en colére , juste ennuyé d'avoir á sortir de sa bulle pour s'occuper de moi ... La lutte vaine menée par ma soeur aînée , lutte extraordinairement bruyante , elle , dix ans auparavant , m'avait persuadée de l'inanité de toute révolte . Je faisais toujours ce quón me disait de faire , de toutes facons ... Si ma soeur , pourtant discrétement soutenue par maman dont elle était la préférée , ma soeur bavarde et insoumise n'avait pu parvenir á ses fins - elle aurait voulu faire médecine - comment moi , la gourde médiocre , aurais-je pu réussir ? Mon pére , c'était avant tout un paysan qui aurait voulu des garcons ; il a eu une fille aimée - la toute premiére ; les autres , ca l 'íntéressait moins . De moins en moins .
Mes soixante-quatre ans pimpants ne se soucient plus guére du rêve non-dit de l'adolescence , surtout que j'ai pu le réaliser en milieu de vie , que je peux encore , peindre ... Non , maintenant , l'alternance d'espoir et de résignation concerne ce désir irréaliste de rester éternellement jeune , de ne jamais surtout jamais mourir .
Vous savez quoi ? Pendant que j' écrivais enfermée dans mes fantômes , le jour s' est levé et en levant les yeux jái vu que juste á ma hauteur , un pigeon était endormi sur une branche . Endormi , il ne tombe pas , quel miracle ! Ensuite il a fait quelques étirements come en yoga , láile droite , l'aile gauche , le cou ... puis , une pause .
Le propriétaire de l'appartement nous a raconté comment il s''etait engagé jeune dans l'armée ( pilote de chasse , quel cran ! ) pendant six ans , refusant de reprendre la direction de l'usine paternelle . Au bout de six ans , il a accepté de reprendre le carcan, s'est marié , a fondé une famille - un bouleversement providentiel , licenciement , changement total de vie ... je me dis que peut-être lui aussi a eu des années terribles quand on a la certitude d'avoir épuisé toutes les possibilités ... lui a permis de vivre ses rêves en milieu de vie ...il quatre-vingt ans maintenant .
Le pigeon a disparu .
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