On a fait le tour de la Crète , dans le sens inverse des aiguilles d'une montre .. Vers la pointe Est , c'est si sauvage , et partout il y a ces paysages extraordinaires , d'une beauté à couper le souffle .. Sur la côte Nord , pas très loin d'une petite ville appelée Sitia , des falaises vertigineuses sont orientées au couchant , que j'ai découvertes pour la première fois dans une lumière un peu orageuse et crépusculaire , vers les cinq heures du soir . Nous avions visité Sitia , qui s'était révélée une étape agréable - une de plus ! hôtel pas cher avec vue sur le port - je crois que l'aquarelle que j'en ai faite depuis le balcon est la meilleure que j'ai faite du voyage , un sujet comme ça c'est un peu plus facile que des falaises rocheuses par lumière changeante pour lesquelles j'ai massacré feuille après feuille de carnet ...- c'est un joli port où l'on peut encore voir qu'il y a de l'eau entre les bateaux ( rien à voir avec le Vieux Port de Marseille , par exemple ) - par contre , un des rares endroits où l'on a mal mangé , malgré le peu de fréquentation ; je trouvais cette ville tristement , ennuyeusement banale , avec ses minables boutiques pour touristes bourrées d'objets faits en série à Taïwan , ses bijouteries dont je trouvais terrifiants les colliers alambiqués aux motifs géants d'or et de perles , ses librairies qui ne contenaient que des tabloïds et des cartables d'écoliers conventionnels exactement comme chez nous , plus quelques livres en allemand , des magasins de portables ou i-phone ou je ne sais pas comment ça s'appelle , - bref , je ne pensais pas grand bien de la vie intellectuelle et artistique de Sitia .
Il devait être cinq heures , nous cherchions une autre étape pour le soir ; nous avons visité d'abord un village minuscule , Mochlos , bout du monde charmant que Philippe trouvait un peu coincé . Mais on était en face de ces falaises immenses , que le soleil , jouant avec les nuages , rendait constamment changeantes , passant du gris au violâtre au bleu des ancolies .. chaque fois que je me laissais aller à mon enthousiasme , je repensais à Sitia et j'étais littéralement accablée par le contraste entre la beauté surhumaine du paysage et ce que je ne pouvais m'empêcher de juger comme la médiocrité de la petite ville que nous avions quittée le matin . Je ruminais et rêvais que de telles montagnes , entourées par la mer de topaze et d'aigue-marine, les oliviers aux tons changeants , les rivières claires , auraient abrité des villes exceptionnelles , des artistes ou artisans aux dons fabuleux , des livres qui font rêver loin ou penser loin ... Las . Comme dirait Philippe , quel dommage que tu ne sois pas maître du monde ...
Nous avons projeté de continuer en longeant la côte - mais tout à coup , une route coupait la route principale , une route qui ne nous menait pas dans la bonne direction mais promettait un monastère . Une route qui grimpait large , bien goudronnée , déserte à part les chèvres ... Nous sommes montés , montés , montés ... malgré l'heure tardive et le temps qui promettait de la pluie . La vue sur la falaise , en face , tranchée par une faille à couper le souffle , était magique . Huit kilométres de route en épingle à cheveux , ça prend du temps , et notre petite voiture de location s'essoufflait presque .. Nous nous sommes arrêtés pour contempler la falaise , et la faille ( j'ai appris maintenant que cette faille s'appelle les gorges de Ha ) . Ah !
Arrivés au monastère en nid d'aigle , personne - mais le portail ouvert au vent du Nord et à l'orage menaçant .. J'étais gelée , par flemme d'avoir enfilé le pull bien épais qui dormait au chaud dans la valise ; j'ai laissé mon cher et tendre entrer seul , dans ce monastère qui ne m'attirait pas particulièrement , projetant vaguement de revenir vite dans la voiture pour l'attendre . Il m'a appelée , j'ai fait un petit effort ... la cour intérieure était toute petite et sombre et étroite à cause du rocher en surplomb , avec des tas de couloirs et d'escaliers , des pots de fleurs débordants , comme dans tous les autres monastèrse que nous avions visité ; il y avait également plein de chats , chattes et chatons de tous âges et en tous genres ; un chien attaché , couché . Bien sage . Nous avons monté des marches et des marches , pour arriver - enfin ! - à l'église . Coincée contre le rocher , je voyais à peine sa façade : trois marches pour entrer , à l'intérieur c'était une de ces églises orthodoxes comme j'aime : carrée , sombre , sécurisante comme une grotte , avec seulement les cierges tout fins , plantés dans une vasque de sable , pour éclairer l'or des cadres et les couleurs encore vives des icones . A côté , il y avait une grotte et une fontaine ( miraculeuse , bien sur ) et une statue , je crois de Notre-Dame . J'ai allumé une petite lumière en pensant à toutes les personnes que je connais qui ne vont pas trop en ce moment , j'ai pris un peu de temps sans parler ; je n'ai remarqué qu'en sortant le prêtre qui était assis à l'entrée , dans sa robe noire de pope , assis dans une cathédre de bois sombre . Il tripotait un portable , jouant ou envoyant des SMS ; nous l'avons salué ( en grec ) ; en souriant , il nous a dit " Good Bye ! ". En redescendant les marches , je me sentais le coeur débordant de joie .
Et alors ? Et alors , j'étais tellement secouée - dans le bon sens du terme - par cette visite , je sentais de façon tellement intense que l'important , ça n'était pas la laideur éventuelle - suivant mon goût à moi , tout particulier et conditionné , - des manifestations extérieures ( le bijoutier qui fait les moches colliers , les revendeurs d " artisanat local " made in Taiwan , le libraire qui ne vend que des tabloïds et des cartables scolaires Hello Kitty ou Iron Man ou je ne sais quoi , le cuisinier du restau qui sert des plats compliqués et écoeurants en martyrisant inutilement des créatures vivantes* , tous ont leurs raisons et font ce qu'ils croient devoir faire ), mais l'amour , le coeur qui prie depuis la montagne , depuis sa caverne obscure , pour tous les gens autour .
Le centre , et non pas la superficie des manifestations .
Cette compréhension m'a accompagnée - allez , quoi ? une heure ? une soirée ? trois jours ? Ici , le ressenti s'estompe et mon coeur redevient sec comme d'habitude ; il me reste , comme souvent , seulement l'appui intellectuel . Mais je sais bien que d'avancer se fait marche après marche .. Rien n'est perdu .
* rassurez vous , j'ai pu manger végétarien presque tout le temps . Et très bon . Je ne mange jamais de homard ou de truc comme ça , tant je me dis que mourir ébouillanté est vraiment quelque chose que je détesterais , personnellement . Les quadrupèdes , je n'aime pas imaginer leur voyage en bétallière et leur arrivée à l'abattoir avant la délivrance finale ... reste les trucs morts de froid dans des bateaux qui congèle aussitôt . A la rigueur ..