Au réveil , tout mon être rechigne à se lever ...il n'est que sept heures , je laisse passer la grande aiguille jusqu'à la demie , elle dépasse , encore cinq minutes ... Le Rajah , douillettement niché entre l'oreiller , - étonnez vous que j'ai des courbatures dans les cervicales ! - la couette , le châle en laine noire tricoté il y a si longtemps par une amie , châle dont je m'entoure quand je m'endors ou quand je médite , qui me tient chaud au corps et au coeur ,... le Rajounet , donc , ne verrait aucun inconvénient à ce qu'on passe toute la matinée comme ça ... mais mon surmoi vigilant me harcéle , j'ai quelque chose à faire ce matin , je n'ai aucune envie de m'en souvenir .. quelque chose qui me pése , c'est pour ça que j'ai tant de mal à émerger :
Réserver mon billet d'avion pour Hyderabad
Ici , plaçons un long gémissement de souffrance : Aaaaaaaaahhhhhhhh ! J'ai déjà bataillé une heure hier sur ce fichu billet ...
Je pars avec d'autres personnes , mais eux partent de Paris . Fort bien : il y a des avions , partant de Montpellier ou Marseille , qui arrivent à Paris ( Charles de Gaulle ) deux heures avant notre départ pour Abu Dhabi , puis Hyderabad . L'organisateur du voyage réserve , quand à lui , par Go Voyages . Go voyages fonctionne par internet ; mais quand j'essaie de mettre comme ville de départ : Montpellier , ils me font arriver à Hyderabad six heures après les autres . Or , histoire de commencer à connaître mes covoyageurs , de me sécuriser dans un voyage en commun aussi , j'aimerais bien prendre le même vol qu'eux , par Etihad . Vous me suivez ? On dirait que c'est impossible . Et me voilà chaque fois réduite à l'état de bloc de gelée tremblotante .. parce que , comme je vous l'ai dit , j'ai une trouille intense des avions et des aéroports ... je m'imagine paumée ,errant au milieu de terrifiantes foules toutes recouvertes de burkas noirs, à l'aéroport d'Abu Dhabi ( en Arabie ? Suis pas raciste , mais je n'ai aucune sympathie pour les émirs ..) ... cherchant désespérément la correspondance pour Hyderabad , cinq minutes avant l'heure fatidique où j'aurai raté mon vol ... Me voilà intensément engluée dans le personnage à la couverture de mon dessin ( cf chapitre 812) ; le petit lutin bleu est bien loin . Au reste , c'est un lutin qui n'a guère de compassion pour la fille frileuse à la couverture , un lutin hérité lointainement , en moins pire certes , de l'agacement prodigieux de ma mère éternellement insatisfaite pour mon côté cocooning de petite fille ronde .
Retour à la réalité , je monte me faire un thé , le coeur qui bat trop vite . Pendant qu'il infuse je récupère une de mes chaussettes qu'Hermione , qui a , elle aussi , besoin d'un doudou pour se rassurer , a encore piqué dans la corbeille à linge pour lui tenir compagnie dans son berceau cette nuit . Mais moi j'ai peur , peur , peur , peur ... je monte l'escalier avec la peur , marche avec la peur , jette le thé et les épices dans la casserole et c'est la peur qui tient le manche et me serre la gorge , avale la première gorgée du délicieux breuvage qui n'a pas l'effet réconfortant habituel ... un paquet de trouille visqueux , je vous dis .
Je me fais une rapide petite régression , conclus que jamais une seule fois mon père ne m'a rassurée quand j'avais peur . Il s'occupait exclusivement de la protection de maman ; moi , ça n'existait pas . Je n'étais pas censée avoir de sentiments , je crois . Bon , pas de chance de n'avoir pas connu de papa rassurant , mais si j'en avais eu un j'aurais souffert qu'il soit mort , on souffre toujours , dans un sens ou dans l'autre , de ce qu'on a eu , de ce qu'on a pas eu . J'arrête donc le robinet qui dévide les souvenirs amers , ça ne m'avance pas là ...
Décide d'aller me doucher quand même , ça n'avance à rien non plus d'être crade , même si ma dernière heure est imminente dans trois mois , au moins je sentirai bon la créme à la verveine ...tout à coup je me souviens de ce passage de Kim , tout seul dans une gare en Inde et s'apitoyant sur lui -même , si je me souviens bien - quoique ça ne soit guère conforme au personnage ( le petit héros de Kipling n'a jamais peur , dirait-on ) . Kim , par qui tous mes fantasmes indiens ont commencé , il y a une bonne cinquantaine d'années ... il est dans cette gare , prend conscience qu'il est seul au milieu d'inconnus , et se dit : Je suis Kim . Mais Kim , Kim , qui est Kim ... Ouvrant la porte vertigineuse ...
Et moi , encore en moitié de pyjama dans la salle de bains , je me demande où est cette Françoise que ma peur voudrait protéger ...
Et me souviens tout à coup , de tout mon être , de tout mon corps , qu'il n'y a rien à protéger . Pas du tout parce que , comme je l'ai cru si longtemps dans l'enfance , je manque des qualités qui feraient que " je" suis quelqu'un de valable à protéger . Non , simplement parce que : " Françoise " , ou " Prune " , c'est juste un vêtement , personne dedans ... et que ni vous , ni moi ,ne sommes titulaire d'un ego qui aie la moindre réalité .. Rien que du vide , et c'est bien agréable .
Mon réveil ne dure que quelques microsecondes , mais :
La peur me lâche les baskets , pour quelques instants ...
Et s'atténue très notablement ,pour les minutes qui suivent ...
Mais ne part pas complétement . Me reste juste le souvenir de ce " rien " ...