L'autre soir , avant de m'endormir , je parcourais distraitement - distraitement , car il y avait plein d'allusions à des gens dont je n'ai jamais entendu parler , en outre nombre d'expressions que je ne comprends pas très bien , mais j'avais la flemme d'aller chercher le dictionnaire - un livre de souvenirs de Marianne Faithfull , que nous ont laissé nos échangeurs anglais de cet été . Une phrase m'a accrochée , elle dit en substance : "nous étions jeunes à ce moment là , et , comme souvent les jeunes , nous ne savions pas que nous étions heureux "
Moi quand j'étais jeune , j'étais malheureuse , et je savais , plus ou moins , que j'étais malheureuse , que je pouvais faire totalement mienne la phrase de Nizan ( j'avais vingt ans ; je ne permets à personne de dire que c'est le plus bel âge de la vie ) ... Moi , les années soixante dix , je les ai vécues comme horribles , je sais , y'avait la libération sexuelle , y'avait pas le sida , j'avais assez de sous , j'étais en bonne santé ... qu'importe , pour moi c'était pas la joie .
Voilà : cette phrase de Marianne Faithfull m'a accrochée pour une tout autre raison : c'est que , dans ma soixante et unième année , je sens de temps à autre, et pas comme quelque chose de raisonnable qu'on se dit qu'on devrait sentir , je sens de plus en plus souvent comme une espéce de bénédiction sous-jacente à la vie . Même quand nous sommes obligés de hurler à titre éducatif contre Hermione pour essayer de lui faire comprendre que NON , papa et maman n'apprécient pas qu'elle continue à poser d'énormes crottes sur le plus beau , et le seul , tapis de la maison ; même si je me réveille en pleine crise de terreur et de colère parce que , recevant la visite de ma soeur , à qui j'ai concédé mon royaume de la chambre du bas , j'essaie de dormir à côté de mon copropriétaire , et que , dés que je m'assoupis , un ronflement terrifiant émis tout contre mon oreille me déchire le tympan ; même si je n'en peux plus de bêcher ce jardin immense , et que j'aime bêcher ; même si je n'en peux plus de prendre en charge maman ; même si je suis pétrie d'angoisses diverses pour tout ce que je devrais faire et que j'essaie frénétiquement de réussir ; même si je continue à me mettre plein d'obligations démentielles sur le dos ...; même si la mort de ma tata m'a plongée dans une déprime pas possible cet été ... j'ai ce sentiment qu'on est heureux ; et je sais que je suis heureuse ... comme si je commençais à comprendre que le bonheur , c'est justement ça .Les angoisses , les joies , les crises de nerfs ... Mais peut-être que l'automne , avec tous les feuillages lumineux des muriers et des vignes qui m'entourent , peut-être que c'est , justement , la saison de la joie ?
