J'ai souvent remarqué - et j'en ai fait des gorges chaudes avec mes soeurs : chaque fois que ma maman décroche le téléphone , elle dit " Allo ! " d'un ton affreusement sinistre , comme si on allait lui annoncer la fin du monde . Vendredi matin , j'étais toute gaie et contente de moi , venant de terminer une aquarelle ; je l'appelle pour lui demander comment elle allait , ainsi que le devoir filial me le commande ... " allo ! " - comme d'hab , cette voix pétrie d'angoisse qui m'horripile . Mais je suis de très bonne humeur ( faut pas trop gratter sous la surface , tout de même ) , et je m'applique à lui demander gentiment : " Comment ça se fait que tu aies toujours une voix angoissée quand tu décroches le téléphone , est-ce qu'on t'a souvent annoncé de mauvaises nouvelles au téléphone ? "
Elle ne met même pas un millième de seconde à répondre :
Oui ; c'est quand on m'a annoncé la mort de mon père .
L'histoire suit , si triste , même si j'en connais déjà une partie : Février 1944 , le ravitaillement en ville était plus que difficile ; mon grand-père avait quitté ses filles , son gendre et ses petites filles , pour aller vivre chez des cousins qu'il aimait beaucoup ,à la campagne , près de son village natal de Vaumeilh , et il s'y sentait bien . Il leur avait envoyé un petit mot , disant qu'il se sentait bien là bas , mais que seulement " les petites me manquent " ( mes soeurs , je suis née après la guerre ) La poste vous envoyait , à l'époque , un avis , qui s'appelait un avis d'appel téléphonique ( mes parents n'avaient pas le téléphone , bien sur ) . Ce genre de choses n'arrivait jamais : alors maman est descendue jusqu' à la poste , a appelé Vaumeilh ... Le coup de téléphone lui a apporté la mort inattendue . Maman et Tata sont allées à Sisteron , avec toutes les difficultés des transports de l'époque ; ensuite il fallait marcher ; il n'y avait plus de car . Marcher par temps glacial , frigorifiées parce que les manteaux de mauvaise qualité n'étaient pas chauds et qu'il faisait très froid , netttement plus froid qu'à Nice, marcher les quatorze kilométres sur la route , pour aller à l'enterrement de leur père .
Et puis aussi ...lui monte un autre souvenir , maman me rappelle la période d'il y a vingt ans où j'étais en " bulle " à l'hôpital Paoli Calmette , où Philippe lui téléphonait tous les soirs pour lui donner de mes nouvelles ( encore elle résiste toujours ? pas encore aujourd'hui ? ouf ... ) . Là j'éclate de rire , 1) parce que je suis vivante et 2) parce que j'estime que ça n'est , en quelque sorte , pas son affaire d'avoir du chagrin pour mon éventuelle mort ... idiot , le chagrin de quelqu'un lui appartient , bien sur .
Il y a surement d'autres raisons encore , qu'elle n'a pas évoquées ... je peux penser à deux , au moins , elle n'en a pas parlé parce que c'était moi qui l'avais au bout du fil . Mais qui lui ont fait grand peine ...
Et depuis quelques jours , quand j'entends maman dire " Allo ? " de son ton lugubre habituel ,ça ne m'énerve pas du tout .