La mémoire de maman était depuis longtemps une valeur sure , l'abscisse et l'ordonnée du monde temporel de toujours : les dialogues entre elle et tata Lili , perpétuant leurs souvenirs - de leur maman bien-aimée , de Gap , de Sisteron , de leur grand-père - ou leurs connaissances botaniques , ont rythmé et structuré mon enfance , comme la basse continue et musicale du clavecin dans un morceau de Bach . Sa mémoire des dates et des lieux , faisaient l' admiration de beaucoup de gens - je lui dis souvent , pour plaisanter , que c'est pour ça que j'ai une mauvaise mémoire , inutile de me souvenir de dates puisqu'elle se souvient de toutes .
Mais depuis quelque temps - oups .. celà , aussi , se délite et part au fil de l'eau . .. Et j'ai beau le savoir , la tendance à me référer à ses souvenirs , demeure , stupidement , en moi . Depuis quelque temps , elle laisse aller tranquillement les repères chronologiques : elle me répéte , depuis deux jours , que ma nièce Véronique lui a téléphoné " hier matin " . Etait-ce hier , avant-hier , le matin , l'après-midi ? Je ne saurai jamais . Ou encore , qu'elle n'a pas encore eu de séance kiné depuis son arrivée au centre mais que ça commencera Samedi - et je m'étonne , je râle contre la mauvaise organisation , et si nous n'avions pas croisé dans le couloir la kiné , heureuse de la bonne volonté manifestée par maman pendant la séance du matin , je râlerais encore .. Donc , je dois enquêter , me limiter à des suppositions .. et la seule chose dont je dois m'étonner , c'est de la persistance obstinée de ma propre tendance à me fier à sa mémoire .