Avant-hier , c'était Jeudi . Je n'ai pas l'énergie de faire une exposition personnelle cette année ( dans mon souvenir , les bancs du temple de Corbès sont devenus incroyablement lourds ) , mais je participe avec plaisir aux " Jeudis Nocturnes de Saint-Jean du Gard " de l'été . Sauf la semaine prochaine , parce que je serai en train de faire du sanskrit sur le Larzac ...
Il faisait une chaleur incroyable ( en fait , l'orage a éclaté ensuite , violemment ) ; sur la route , l'angoisse m'a tout à coup envahie : angoisse , encore , comme souvent , à l'idée de n'avoir " pas de place " ; l'angoisse affreuse qui serre le coeur de l'enfant : " on va m'oublier .." " on m'oublie .." . Puis une autre pensée m'a été offerte , de ne pas m'en soucier ; pas d'inquiétude pour l'heure . J'étais partie , fraîche du bain récent , dans la chaleur de l'après-midi , et j'avais mis des vêtements propres , comme pour une puja . Et il s'agissait bien de participer à une cérémonie , de faire honneur aux personnes rencontrées ; de me faire honneur , aussi ; finalement . L'angoisse est partie se perdre ... Dieu sait où ...
J'ai trouvé les organisateurs suant et soufflant , trimbalant dans la ruelle surchauffée d'énormes tables de bois hyper lourdes , un cadeau pour les exposants . J'avais amené mes propres tables , en bois aussi , mais légères ; bien sur, une place m'attendait ... J'ai , volontairement , adopté une allure extra tranquille pour véhiculer mes cartons , installer le petit stand : tables , aquarelles encadrées ou non , petites ou grandes , spots pour l'éclairage , un fauteuil confortable et léger en osier ; et ... cartes postales . Si bien que je n'avais presque pas trop chaud , à la fin de l'opération . Presque ... Je me suis tout de même assise un bon moment pour souffler ...
Une chance : je pouvais m'installer confortablement pour lire , les pieds calés sur le mur de la maison voisine , recouvert de ce crépi gris , qui rend certains longs villages cévenols tellement lugubres , plus rugueux que le dos d'un hérisson , rapant aigrement la main maladroite qui s'y frotte par mégarde ; mais costaud , et donc idéal comme cale-pieds . Le Pérou ! J'avais apporté deux romans nouveaux ; et un livre de souvenirs sur Nisargadatta Maharaj , par David Godman . Pourquoi Nisargadatta ? J'avais beaucoup pensé à lui en préparant mes cartes postales . Je vous ai dit , l'ambition d'adolescence d'être un peintre qui compte , ou un grand peintre , m'a , Dieu merci , quittée ; mais dans les tendances diverses , et contradictoires , dans les personnages antagonistes qui composent cet ego ( Isabelle Padovani , parlant de la réincarnation , imagine Dieu qui compose une personnalité en prenant dans diverses marmites " une louche de ça , une louche de ça .. " , une image que je trouve parfaite ) - donc , dans ces divers personnages , il y en a un pour qui c'est vital de peindre ; et qui peint . Et puis , ce personnage , ou plutôt un autre , a envie de montrer . Et le même , mais peut-être aussi un autre , a envie , mais terriblement envie , d'être apprécié . Alors .. je me suis dit que si Nisargadatta Maharaj vendait des bidies , je peux bien vendre ces cartes postales , reproductions d'aquarelles diverses que j'aime tellement que je n'ai pas toujours envie de m'en séparer .
J'ai ouvert le livre sur Nisargadatta ; déjà , la traduction est d'Alain Porte , je me suis réjouie en voyant ça . C'est lui , également , qui a fait l'avant-propos , et ça commence par cette phrase qu'a dite Nisargadatta : " L'eau coule , sans se soucier d'étancher ou non la soif " . Une bonne phrase , faite exprès pour moi ce soir là ; j'ai pu la méditer à loisir , assise à côté de mon étalage , dans l'agréable petit courant d'air au carrefour des deux ruelles . Mon niveau de vie ne dépend pas de mon commerce ... Peindre , sans se soucier de qui appréciera ... exposer , sans se soucier que quiconque achète , ou personne . Imagine , si Nisargadatta se faisait un sang d'encre chaque fois qu'il vendait un paquet de bidies ... ! Imagine , si une fleur de carotte attendait avec angoisse que des humains admirent ses ombelles ! Non , elle fleurit , et ne se soucie du reste . Des gens passent dans la rue , s'arrêtent , restent ou repartent ; je vois monter mon propre désir aussi , il s'arrête , reste ou repart léger ... j'observe le flux , intérieur, extérieur ...
Et , merveilleux ! Comme souvent , ces peintures attirent ( souvent , mais pas toujours ,des femmes ; souvent , mais pas toujours ,des enfants . Ceci dit , les touristes ou les campeurs qui promènent à Saint-Jean le soir ne sont pas toujours friqués ; qui aurait envie de dépenser cent euros pour une aquarelle ? Certainement pas moi ( faut dire , j'en ai plein les murs ) . Un Cévenol de pure souche , un homme un peu âgé qui ressemblait à mon voisin le viticulteur , regardant les peintures , mais sans me voir , a dit à son compère " ah , ça , c'est joli . Oui , c'est vraiment joli . Mais - tu te rends compte , quatre-vingt euros , tout de même ! " . Il a poussé un léger ricanement . Oui , je comprends très bien ça : pour un paysan , dépenser quatre-vingt euros pour une aquarelle , ça parait de la folie . Et il a raison . Mais moi , je ne veux pas m'en séparer pour moins de quatre-vingt euros . Et j'ai raison aussi . Par contre , une carte postale , ça coûte juste un euro .. et tout le monde est super content . Moi , d'abord , qui n'aime pas vendre cher parce que j'ai toujours l'impression d'escroquer ; et les amateurs et amatrices . Avec qui je parle , quelquefois , longuement , ou quelques mots , et d'autres fois , on échange juste un sourire ; qui me disent souvent leur bonheur en regardant ces peintures - Chouette , ça alors , ça tombe vraiment bien , moi aussi je les adore !!!!