Hier après-midi , je suis allée rendre visite à mon amie R. , qui , comme chaque fois que je lui téléphone , se plaint de terrible solitude . Elle habite dans ce merveilleux village de Corbès , perché sur un petit plateau au milieu des collines . Pour y aller , on traverse le Gardon sur le " pont noyé " , tout étroit ; juste au dessus , une large cascade , haute à peine comme un homme mais spectaculaire en ce moment , déverse sur plusieurs mètres de largeur le trop plein du long plan d'eau situé en amont . Mon amie habite dans un de ces hameaux cévenols , dans lesquels plusieurs belles maisons anciennes sont imbriquées . Il y a quelques années , elle a repeint ses volets en " rouge basque " , une touche de rouge foncé bienvenue ,sur la façade en pierres de la maison nichée dans la forêt . Quand je quitte ma voiture pour monter le minuscule escalier , j'aperçois entre les grands chênes-verts , par la grande porte-fenêtre arrondie , la lumière chaude de la petite lampe ( R. adore le rouge , le rose , l'orange ) qui éclaire sa grande pièce à vivre toute voutée . Une grotte magique ... Mais mon amie se plaint , avec amertume et chaque fois que je la vois , que personne n'est venu la voir depuis plusieurs jours ; pourtant , les autres maisons , voisines , abritent d'une part le ménage de sa fille , qui ne travaille pas , de l'autre celui de son fils ; donc il semblerait élémentaire que l'un ou l'autre de sa famille passe quotidiennement lui demander si elle a besoin de quelque chose , puisqu'elle a plus de quatre-vingt-ans et a tendance aux chutes . Elle prétend également que ses enfants lui interdisent maintenant de conduire ( quel bonheur ! je n'ai pas d'enfant ! ) ce qui lui enlève toute autonomie ; une personne vient la voir deux fois par semaine pour l'emmener faire ses courses ; ce qui n'est déjà pas mal .
Je ne sais si c'est une exagération de sa part ; ou alors si toute la famille va vraiment mal ; ou encore , si tout le monde y tape sur les nerfs de tout le monde ; ou peut-être encore que , par fierté , elle refuse devant eux de reconnaître qu'elle apprécierait une visite quotidienne , et se plaint devant moi ; ou , finalement , s'ils sont inconscients . Peut-être , en toute bonne foi , ment-elle - comme maman quand je l'entendais , au téléphone , dire à une de ses amies " je suis bien seule " d'un ton pitoyable , alors même que j'étais dans la pièce d'à côté , en train de lui rendre visite ... J'arrive bien mal à la cerner ; il est évident que les relations avec elle ne doivent pas être faciles vu son caractère autoritaire ; mais si souvent , je sens en elle un paquet de souffrance à vif , qui me touche ; également , il semble qu'elle ne sorte pas assez fréquemment sa petite chienne , qui n'est toujours pas éduquée à la propreté ; mais le moyen ,quand on marche mal ?
En tout cas , j'étais très mal à l'aise ; pourtant , le trajet de retour en voiture , toujours sous la pluie , à la tombée de la nuit , a été une merveille aussi : la grand route miroitait gris de plomb , éclairée de temps en temps par le jaune des phares des voitures qui s'y reflétait en nappes fluides ; les vignes vierges carmin escaladaient les acacias , les hauts platanes de bord de route commençaient à se teinter de roux , le brouillard s'accrochait aux collines - et je savais qu'une maison chaude m'attendait ...