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Hier était une journée maussade et dépressive , sans que je comprenne bien pourquoi . Cette nuit , grâce à une insomnie , je suis restée longtemps , volontairement à baigner dans cette émotion ... j'étais passée de mes quatre ans - je vous parlais hier de ces quatre ans - à mes quatorze ou quinze ans .
C'était une époque où je me sentais , à la fois , montrueusement obèse ( je devais avoir quatre ou cinq kilos de plus que la moyenne ) , peu intéressante ( au regard de mes parents , qui comparaient à mes soeurs : la brillante intellectuellement - l'aînée , et la brillante par son esprit " spirituel" - la deuxième ) ; médiocre par mes résultats scolaires - je n'ai eu que mention " passable " au Bac - pas en phase dans la classe - j'avais deux ans d'avance , j'en étais le " bébé " , la dernière à porter des jupes plissées et des chaussettes , la dernière qui jouait encore à la poupée à quatorze ans - avec cette tignasse frisée compacte , totalement hors mode , dont les gamines assises derrière moi en classe me reprochaient l'abondance ( "tu me caches le tableau avec ta tignasse " ) . Enfin , surtout , surtout ! même quand j'ai maigri sous l'influence d'une quantité de médicaments donnés par un médecin bizarre , même quand mes cheveux avaient été lissés - maman m'avait offert un " défrisage " , puis un autre - et ça c'était vraiment gentil de sa part ... je savais mon avenir définitivement noir , condamné .. J'aurais certainement rêvé , si j'avais osé le dire , de faire des études artistiques . Mais j'avais . été , une fois , très briévement , en contact avec une ravissante jeune fille qui avouait modestement à son entourage qu'elle allait " faire les Beaux-Arts" - une brune pétillante , genre Juliette Greco jeune , qui attirait tous les regards ... j'en avais déduit que ce genre d'études était réservé uniquement aux belles jeunes filles brillantes . Tout mon contraire ! De toutes façons , même si j'avais osé avouer cette vanité inconsidérée , de vouloir faire des études artistiques , mes parents ne m'auraient jamais laissée les entamer . Il fallait , dans ma famille étrange , devenir prof : mais seulement de maths , ou de physique . En dehors de ça , point d'avenir ...
Bref ... ça , c'est pour l'anecdote , le cadre historique propre à mon histoire , celle que je connais le mieux ... et je suis certaine que des histoires d'ados misérables et déprimés , vous en avez vous aussi des quantités à votre actif . Ce qui comptait , la nuit dernière , ça n'était pas le cadre - c'était de coller à l'émotion - mélange d'envie , de tristesse , de désespoir ... juste la sentir , sans se préoccuper des paroles , du bavardage mental qui la causaient . Mon " moi " de maintenant sait bien que faire les études qu'on désire à dix-huit ans n'est aucunement garantie de bonheur tout au long de la vie , et pas plus à soixante-dix ... qu'il n'y a , en fait , aucune garantie de bonheur dans les circonstances extérieures : c'est seulement en soi qu'on le trouve , ce bonheur . Donc , à travers toute ma stupidité et mes insuffisances et le poids en plus qu'il soit physique ou psychologique , le destin , qui m'a mené jusqu'à cet âge avancé inespéré , et jusqu'à cette journée de déprime , est parfait ... ( d'échec en échec , comme disait Roosevelt ) . Jusqu'à cet instant - parfait aussi !
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Dans la réalité , vous le savez , je n'ai ( malheureusement ) que deux chats . Et Hermione , qui ressemble au chien du dessin et a a souvent l'air déprimé comme c'est pas possible , mais en général il suffit d'un câlin , ou d'un bout de fromage , pour qu'elle retrouve sa joie de vivre . Mais le canapé est bien jaune , depuis quinze ans , ce que je regrette beaucoup maintenant .