Il s'appelait Hippolyte Laurent , et c'était mon arrière-grand-père . Père : inconnu . Mère : Rose Laurent , de Volonne . Il est né en 1850 , et a tout de suite été abandonné par sa mère à Marseille ( pourquoi Marseille , c'est parce que ça se savait moins ? mais ça s'est su , de toutes façons ) Rose Laurent était quelque chose comme lingère chez des bourgeois de Digne , et s'est trouvée enceinte ... de qui ? dans notre famille , on a fantasmé un notable , peut-être un député , car l'arrière grand père a toujours semblé bénéficier de mystérieuses protections administratives . Ce qui a créé la légende ... Abandonné aux enfants de l'assistance publique de Marseille , il a été placé comme berger à sept ans , à Seynes les Alpes ; petit berger qui ne savait pas lire , qui n'avait jamais été à l'école , seul avec les moutons . Puis il est retourné dans la région d'où sa mère était originaire . Il lui est resté une grosse amertume contre elle , qui l'avait rejeté , car il n'a jamais voulu la revoir ( ça se comprend ; même si , personnellement , je trouve qu'il aurait pu lui pardonner ) . Il s'est appris à lire et à écrire tout seul , à l'aide de fragments de journaux . Compter ? c'était un calculateur prodige , il faisait de tête les calculs les plus compliqués . Et quoi d'autre ? il cousait très bien , possédait une machine à coudre le cuir aussi ; plus tard , quand il était facteur , il s'était fabriqué lui-même sa lourde pélerine de facteur , en lainage bleu marine tissé serré .
Donc cet Hippolyte n'ayant pas d'intruction , s'est retrouvé facteur remplaçant . ( C'est de là que la légende du mystérieux et puissant protecteur , le bienfaisant Père occulte , commence à s' enraciner ) Facteur à Sisteron , secteur : Saint-Geniez . Oui , et dans les années soixante-dix , je parle de 1870 , comment allait-on de Sisteron à Saint-Geniez ? Ben , tout simplement à pied , trente kilomètres tous les jours , et quarante kilomètres une fois par semaine parce qu'un habitant d'Entrepierres qui se sentait un peu seul s'était abandonné à un hebdomadaire , histoire de voir au moins le facteur de temps en temps ... Avec Phil et la regrettée Pamina , Dieu ait son âme , on a une fois décidé de faire le trajet d'Entrepierres à Saint-Geniez ; j'étais heureuse de mettre mes pas dans les pas de l'arrière grand-père , mais bon Dieu que ça monte raide ... on s'est un peu égarés dans les sentiers , je suis brouillée avec les cartes d'Etat-major , et du coup on n'est pas allés jusqu'au bout ... arrivés à un hameau aérien , à moitié en ruines , à flanc de montagne sous le rocher de Dromon , avec une fontaine claire , on a fait halte ; puis je me suis résignée à faire demi-tour . Je suis restée pleine d'admiration pour l'ancêtre ...pendant sa tournée il posait des bouteilles avec un peu de lait dans les pierriers qui parsèment la pente , y attrapait des vipères qu'il revendait au pharmacien , pour faire les vaccins contre les piqures de serpent . D'après les quelques photos , c'était un petit bonhomme gringalet , avec une moustache maigre ; rien à voir avec sa belle plante blonde de fille . Et la fille il l'a eu comment ? il s'est marié , lui ... De Sisteron à Saint-Geniez , comme je vous l'ai dit la montée est rude , alors il faisait la première halte à Chardavon , on lui offrait l'eau fraîche surement , le vin peut-être , c'était pas des jouisseurs comme nous ; et c'est comme ça qu'il est tombé amoureux . De qui ? d'Emilie Fouque , une jeune fille aux magnifiques cheveux noirs bouclés ... fille de paysans de Chardavon . Elle chantait comme un merle , on la réclamait pour chanter dans les mariages . Elle a dit oui au petit facteur remplaçant , et voilà comment ma grand-mère , Marie Laurent , est venue au monde en 1880. Les filles Fouque , Emilie et Rosalie , aidèrent Hippolyte à préparer ses examens pour être facteur titulaire ( c'est Tata qui m'a raconté ça ,vers 2001 , alors je ne sais si elle mélangeait déjà roman et souvenirs ; elle m'a dit aussi qu'à Chardavon , dans les années 1880 , il n'y avait que deux maisons : les Fouque et les de Gombert ) ; une fois facteur , il a changé de poste plusieurs fois , pour demander sa retraite à 52 ans parce qu'il en avait marre de travailler ( je sais de qui je tiens ! ) mais , las ! pour faire bouillir la marmite , c'est ma grand-mère qui aida son père ...
Il aimait bouger , il aimait les maisons et en changeait souvent - cherchant à chaque fois la famille idéale qu'il n'avait pas connu enfant ( oui , oui , c'est moi qui brode , mais faut bien que mes quasi vingt ans de divers psy-trucs me servent à quelque chose ... ) Il achetait une maison , s'y installait avec Emilie , bof , c'était pas ça , alors il la revendait vite fait , à perte .. En 1915 sa femme en a eu marre , elle est morte ; il se remaria avec une jeune femme de l'âge de sa fille , ce dont celle-ci fut modérément contente ( il me semble que Tata m'a dit qu'il avait d'abord mis une petite annonce , où il se décrivait comme un jeune homme ...) sa deuxième femme était gentille ; elle mourut d'abord , je crois , et lui , en 1935 . Ou l'inverse . Lui est enterré à Sisteron , avec sa première femme tout au moins . Que la terre leur soit légère à tous ...