Allons bon ... quatre heures du matin , une insomnie ... enfin , l'avantage de ne plus être obligée d'aller au travail à heures fixes , c'est que ça n'est pas très grave si je suis un peu à côté de mes pompes dans la journée . Je viens de terminer l'autobiographie de Jim Harrison , En marge ; un peu déçue , je ne l'aimerai pas autant que ses merveilleux romans .. ( mon préféré est Retour en terre , la suite de De Marquette à Vera Cruz ) C'est le deuxième auteur dont je lis l'autobiographie et suis plutôt déçue , la plus grosse déconvenue étant l'autobiographie de mon bien aimé Tony Hillerman . Qu'est-ce que j'espère à chaque fois , être complétement admise dans le merveilleux univers que l'auteur décrit dans ses romans ...non, il faut que je me résigne . Ces cathédrales magiques où nous pouvons entrer grâce à la porte qu'il nous tient gentiment ouvertes , ce sont des créations mentales , lui non plus n'a pas eu totalement accès au jardin d'Eden ...
Ce n'est pas tant la simplicité de la vie du gars qui m'a déçue , mais surtout que je n'y ai pas retrouvé cette espèce d'élan tellurique , de lyrisme sobre qui faisait que je ne pouvais décrocher du roman avant de l'avoir terminé . ( J'ai lu aussi ces derniers mois : Nord-Michigan , que je trouve moins abouti , et un autre dont le nom ne me revient pas dans l'instant -En route vers l'Ouest ? - trois longues nouvelles , idem ) Question de style , peut-être ? on a vite fait d'accuser le traducteur ,mais je crois que c'est le même pour tous ses livres , Brice Matthieusent . A la fin du bouquin , Harrison analyse la façon d'écrire une fiction et la façon d'écrire une autobiographie :
" Dans un roman , il faut tout remettre en question et l'écrivain doit faire comme si le monde n'avais jamais été décrit avant lui .Dans l'autobiographie , au contraire , l'écrivain doit tenir la bride à son goût immodéré pour les diversités chatoyantes de la vérité . " ( p.451 dans l'édition 10/18)
Oui , c'est peut-être là que le bât blesse , il s'est un peu trop tenu en laisse pour mon goût là ... moi j'aime mieux , et infiniment , quand il nous plonge dans ces " diversités chatoyantes " .
Bon ... je vais continuer à explorer ses romans , alors . Quand j'aime un auteur j'ai envie de lire tout de lui . Vrai , faux ? vrai pour Tony Hillerman , Philip K. Dick , faux pour Proust , la Recherche m'a toujours suffi . Autrefois j'étais dingue de Kafka ( je vous parle d'il y a une trentaine d'années ) et j'essayais de tout lire et tout savoir ...
Mais il y a dans les toutes dernières pages de cet En Marge un poème qui m'a touchée aux larmes . Je peux vraiment l'adopter , quoique n'ayant jamais vu ni l'Hudson ni le Missouri et n'étant pas émue par l'image d'une belle femme nue qui marcherait à reculons vers moi ( ça serait un bel homme non plus , d'ailleurs . J'ai besoin de voir les visages de quelqu'un pour être émue ) ni tentée par l'absorbtion de quatre litres de bourgogne . On va voir si l'insomnie résiste à la transcription intégrale , ce poème est assez long , j'espère que je ne vais pas faire d'erreurs en recopiant ... j'espère aussi avoir à peu près respecté la mise en page , sur mon édition de poche ça n'est pas évident de la voir . Enfin , pour les amis qui n'ont jamais lu de Jim Harrison , ses romans sont d'un style plus classique . Des romans romans , pourrait -on dire .
Autrefois
Autrefois il faisait jour jusqu'à minuit ,
la pluie et la neige montaient du sol
au lieu de tomber du ciel . Les femmes étaient faciles.
Dès qu'on en voyait une , deux autres apparaissaient,
qui marchaient vers vous à reculons en se déshabillant.
L'argent ne poussait pas parmi les feuilles des arbres ,
mais autour des troncs , en ceintures de cuir de veau ;
vous aviez seulement droit à vingt dollars par jour .
Certains hommes volaient comme des corbeaux , d'autres couraient dans des arbres tels des tamias . Sept femmes
du Nebraska remontèrent le Missouri plus vite que
les dauphins mouchetés du cru .Les chiens basenjis
parlaient espagnol , mais tous préféraient s'en abstenir.
On exécuta quelques dirigeants politiques qui avaient trahi la confiance des électeurs et les poétes durent se contenter de quatre litres de bourgogne par jour. On ne mourait
qu'un jour précis de l'année et des choeurs mirifiques
montaient des cheminées d' hopitaux où il y avait
un âtre en pierre dans chaque chambre .Certains pêcheurs apprirent à marcher sur l'eau et , jeune garçon , je descendais les rivières en courant , ma canne à pêche toute prête . Aux femmes en mal d'amour il suffisait de porter des chaussons pointus ou des gousses d'ail dans les oreilles . Tous chiens et humains
devinrent de taille moyenne et bruns ; à Noël , tout le monde gagnait les cent dollars de la loterie .Dieu et Jésus n'avaient pas besoin de descendre sur terre , car ils y étaient déjà , passant leurs nuits à monter des chevaux sauvages ,
et les enfants avaient le droit de veiller tard pour les entendre galoper dehors . Les meilleurs restaurants étaient des églises où les Episcopaliens servaient de la cuisine provençale ,
les Méthodistes , de la toscane , etc. .. A cette époque , le pays était plus large de deux milles miles , plus haut de mille . Il y avait de nombreuses vallées inconnues où les tribus indiennes vivaient en paix , bien que certaines aient choisi de fonder de nouvelles nations dans les régions jusque là insoupçonnées situées à l'intérieur des traits noirs marquant les frontières entre Etats . J'ai épousé une jeune Pawnee
lors d'une cérémonie organisée derrière la cascade habituelle . Des ours assoupis présidaient les tribunaux , des oiseaux chantaient les récits lumineux de lointains ancêtres aviaires qui volent maintenant en d'autres mondes . Certains fleuves étaient trop rapides pour être navigables ,mais on les laissait faire pourvu qu'ils consentent à ne pas inonder la Conférence de Des Moines . Les avions ressemblaient à des navires aéroportés , dont les multiples ailes vibrantes jouaient
une sorte de musique de chambre en plein ciel . Des pieds d'alouettes poussaient dans les canons des pistolets et
chacun avait le droit de choisir sept jours dans l'année pour les répéter à sa guise , bien que cette coutume ne fut pas très populaire . A cette époque , le vide était sillonné de
fleurs tourbillonnantes et des animaux sauvages inconnus assistaient aux enterrements à la campagne . En ville ,
tous les toits étaient couverts de jardins potagers et floraux . L'eau de l'Hudson était potable et une baleine à bosse
fut aperçue près de la jetée de la 42 e rue , sa tête remplie du sang bleu de la mer , sa voix soulevant les pas des gens dans leur anti-défilé traditionnel , leur désordre inoffensif . Je vais m'arrêter là . Toutes mes preuves ont disparu
lors d'un incendie , mais pas avant d'avoir été mâchées
par tous les chiens qui habitent la mémoire .
L'un après l'autre ils hurlent au soleil , à la lune ,aux étoiles ,
pour tenter de les rapprocher à nouveau .