J'ai été à Avignon voir comment R. vivait dans sa récente solitude .. La grande vieille maison , le jardin de là bas sont restés pour moi ( comme pour tous leurs amis , j'imagine , d'ailleurs le mot "havre " n'est pas de moi mais de Régine ) un havre , le havre de ma jeunesse misérable d' handicapée du coeur . Ce mas rescapé d'une vie paysanne , entouré par les grands morceaux de sucre des HLM .. Pour moi , qu'importe . Pour elle ... comme autrefois , elle me fait souvenir au passage qu'elle n'a pas de kakis car les gamins du quartier sautent le mur et font des dégats ( s'ils ne se contentaient que de cueuillir proprement les fruits ... ) . Me confie , juste avant que je ne parte , que la maison où elle est maintenant seule lui parait au crépuscule , en quelque sorte trop vaste , une trop grande structure pour elle toute seule .. il est bien trop tôt pour les décisions , j'imagine , quoiqu'elle me fasse part de quelques projets .
En partant elle me fait cadeau de torchons : pendant ces derniers mois Lucienne prenait plaisir à coudre - à la main ! - des torchons , beaucoup de torchons ... pour changer de la dentelle , j'imagine . Ces torchons , je les utiliserai avec amour ...
Sur le chemin du retour , à mi-chemin tout juste , un peu fatiguée par la journée j'ai tout à coup un extraordinaire ras-le-bol des efforts que je fais pour m'occuper de maman ,pour préparer ce fichu week-end du centenaire pour que la petite fille , celle qui a été ma mère , ma mère qui n'était pas seulement une petite fille , ait une vraie fête ... Je suis heureuse de rentrer , pourtant , car je vais retrouver ma maison tiède ; me couche à neuf heures ... et rêve que j'engueule mon père , que je lui jette avec colère à la figure que j'ai du faire vingt ans de psychothérapie ( une légère exagération du rêve !) avant de pouvoir vivre comme je vis . Ouf !
Ce qui me rappelle qu' il y a plusieurs années , j'avais passé une nuit entière à pleurer toutes les larmes de mon corps après être allée passer la journée dans ce havre d' Avignon : parce que R. m'avait raconté que lorsqu'elle avait quinze ans à peu près , et n'aimait pas les études , son père , paysan , lui avait dit : " Toi qui aimes le dessin , je vais t'emmener aux Beaux-Arts .. " - et il l'avait fait ! Un paysan ! ça m'avait déclenché un torrent de pleurs une fois revenue chez moi , parce que bien sur mon propre père , prof mais paysan aussi , ne m'aurait jamais dit une chose pareille ... il s'était , parait-il , contenté de dire à maman : " si Françoise ne réussit pas , elle restera plus longtemps avec nous .." . Pas question d'envisager cette " Françoise" comme autre chose qu'un bout de tentacule de la pieuvre ...
Et alors ? Et alors , dans ces années de ma soixantaine , mon temps de thérapie est passé , je peux peindre presque autant que j'ai envie , je pars en Inde dans quinze jours ,.. et puis Nathalie nous a fait part de ses projets tout à fait passionnants , pour Rishikesh à l'automne ... et surtout ... pendant le temps de méditation , tout à l'heure , un bonheur si absurde m'envahissait , partant du bas du ventre gagnant le coeur , une telle joie , accompagnant le simple fait d'être en vie .. que je vais presque m'amuser à le préparer , ce fichu centenaire ...