Dés le matin , une telle sensation d 'épuisement ... la tièdeur de l'air ? non , mais le souvenir de l'amertume que ma mère me lancait au visage hier soir , après que j'ai eu passé deux pleines heures fatigantes pour mettre en place les emplois du temps des gardes : " tu m'as supprimé le seul ami qui me restait ... " - il s'agit encore de Nordine , que j'ai licencié au début du mois ... licencié , pourquoi ? maman me dit : " parce qu'il avait été une fois ,une seule fois , en retard ... " - quel monstre je fais ... mais non , Nordine a été licencié , avec un confortable préavis, une indemnité de licenciement , parce qu'il a oublié de venir travailler , tout simplement , et que ça n'était pas la première fois , et comme d'habitude il avait coupé son téléphone ... parce que sa façon de travailler se dégradait au fil des mois ... parce qu'il ne respectait pas les engagements qu'il voulait imposer au reste de l'équipe ... mais maman ne se souvient pas de tout ça . maman n'en a rien vu , n'a rien voulu y voir ... Maman est presque aveugle , au sens propre et au figuré ... Hier après-midi , je suppose que Nordine lui a rendu visite , qu'il lui a raconté que je l'avais licencié parce qu'il était arrivé en retard une fois , une seule fois ... entre la parole de Nordine et la mienne , ma maman centenaire préfère donner sa confiance à Nordine , et c'est là que le bat me blesse . Arriver à se détacher de ma blessure enfantine ... Voir ma mère de façon neutre . Elle est , la plupart du temps mais pas toujours , égocentrique ; et que m'importe à moi ? Je fais ce que je crois devoir faire , rien d'autre ne compte . Tu as droit à l'action , mais pas au fruit de l'action ... dit la Bhagavad Gîta . Ca serait bien le moins que je garde cet ancrage en mémoire !!
Philippe , voyant que je ne suis pas trop en forme , me propose une visite à Arles : nous y sommes allés la semaine dernière , et j'ai beaucoup apprécié deux expositions , entre les centaines qui y fleurissent actuellement : l'une de Joseph Koudelka , des photos qui doivent dater des années trente , tziganes en Tchequoslovaquie ( moi , paysanne de souche , je n'ai aucune sympathie à priori pour les gitans , ni les tziganes ; il me suffit de les voir en photos ) magnifiques photos en noir et blanc , plus noires que blanc , noir charbonneux , photos lourdes , intenses , d'univers lourds et intenses . L'autre exposition est de Sophie Calle : elle a demandé à des aveugles quelle était la dernière image qu'ils gardaient en mémoire . Elle a transcrit les mots , en face des photos des visages et des sujets évoqués ... magnifique ,et très émouvant . Une fois de plus .
Aujourd'hui , nous visitons les expos dans les anciens ateliers SNCF ; il fait très chaud , et je n'en retiendrai que deux : une vidéo de grande ampleur : sur cinq grands écrans placés côte à côte le vidéaste a filmé la mer , le paquebot , les passagers , un retour par mer plutôt triste vers Alger ..
Mais ailleurs , plusieurs portraits d'une dame d'un certain âge , comme on dit; élégante , visage long très bien maquillé , un peu figé . A côté , la photo de son lévrier en train de courir ... quasiment la même expression sur les deux visages , canin et humain ... la même distinction aristocratique ; j'éclate de rire , enfin quelque chose de réjouissant !
Dans la chaleur , nous errons d'expo en expo ; mes pieds deviennent de plus en plus lourds , mon front dégouline ... Hermione nous a sagement attendu , bien au frais dans la voiture à l'ombre . Que le retour dans nos hauteurs cévenoles est bienvenu ! Je plonge dans l'eau de la piscine qui me parait glacée ... puis illico dans un sommeil profond .
J'émerge vers les six heures du soir , tentée par une petite séance de jardinage : ce matin j'ai pulvérisé de la prêle car les rosiers sont attaqués par l'oeil-de-paon , j'ai ramassé le plus possible de feuilles malades . Les mauvaises herbes de l'été ont prospéré ; mais les nigelles , pieds d'alouette , coquelourdes sont en graines que je recueuille précieusement . Je m'aperçois qu'une lavande s'est desséchée en quelques jours - le vent sec et chaud des jours derniers lui a été fatal ... une pied de pivoine, également , est en mauvaise posture . Je m'active avec bonheur à arroser , gratter ,couper les branches mortes des rosiers , bêcher pour arracher le chiendent , tailler les feuilles des iris zébrées tout au long de bandes transparentes par la mineuse ; mais pendant tout ce temps , je ressasse et ressasse la souffrance et la fatigue de mes relations avec ma mère .
Le crépuscule arrive sans que je m'en rende compte ... je lève le nez du fouillis , pose mon sécateur - et suis submergée par la beauté et l''amour que me renvoient ce jardin , ces plantes . Je croyais bien que les dahlias avaient été tous dévorés par les escargots , et , surprise ! l'un d'eux s'apprête à fleurir ... Les rudbeckias illuminent le massif avec sérénité - cadeau de Maria , ceux-là ; j'en ai d'autres , plus fins sur leurs tiges élancées comme des flèches ; ils m'avaient été donnés par Marie-Hélène de la Place Braille à Aix . Que de joie ça donne , un jardin . On ne va tout de même pas s'appuyer sur les humains ... ni sur sa famille ... je laisse ma mère à son amertume , je laisse mon amertume à moi - et je n'ai qu'à m'abandonner à l'amour ..