Bleu ... Je vous ai dit , le bleu est une couleur bien froide - ou fraiche , je l'apprécie suivant la météo extérieure ; mais en général , ça me rend triste ... je l'associe à ma maman , qui avait les yeux bleus et portait souvent de merveilleux gilets ou pulls d'un bleu assourdi , qu'elle avait tricotés elle-même bien sur : c'était une virtuose des torsades et autres points irlandais - bleu glacier , bleu pervenche , bleu ciel , bleu gris ... toute une gamme de bleus pastel , pendant les soixante-six ans où je l'ai connue . Le bleu outremer, plus foncé , était aussi la couleur des vitres de la salle de bains à la Villa Thisbé , souvenir de la défense passive obligatoire , la couleur du secret et de la peur , qui hantaient encore cette petite pièce ...
Et encore , il parait que lorsque je suis venue au monde on n'avait préparé que de la layette bleue : pour un garçon . Ma marraine me disait fréquemment , avec une délectation que je considère maintenant comme sadique : " Quand tu es arrivée et que ton père a vu que c'était une fille , il a voulu te jeter par la fenêtre ! " . Et comme j'étais petite et crédule , comme on ne parlait pas à papa et que son comportement à lui , son indifférence et un genre de mépris ne semblaient pas démentir cette assertion : je la croyais . Je l'ai cru longtemps , en tout cas .
Bleu ... Bien sur , il y avait aussi le bleu lumineux de la mer dans la Baie des Anges , par ces temps d'après-midi hivernal , quand la lumière dore , estompe et rend poudreux les contours des pierres des jetées et des facades rouges du port . Mais il me semble que c'était si rare de pouvoir le contempler tranquillement , ce bleu , si rare de descendre sur le port pour regarder simplement la mer , dans ma famille hyper active . Pourtant , quand j'avais quatorze ans , complétement aliénée par mon éducation , je m'étais mise à pêcher à la ligne ; mais je ne regardais que le bouchon qui flottait , dans l'espérance ardente du résultat , du malheureux petit poisson plein d'arêtes qui se serait laissé bêtement séduire .
C'est seulement quand j'ai été éloignée de Nice , que j'ai enfin pu commencer à peindre , c'est seulement alors que j'ai découvert la façon dont Cézanne a peint le bleu de la Méditerranée . Il me semble que c'est le seul à l'avoir attrapé , à rendre vraiment hommage à ce bleu là . Peut-être Dufy , dans certaines marines - il y a aussi un grand pin de Dufy , tout bleu , mais sans la mer ... Parce que , c'est certain , les marines de Pissarro sont fabuleuses , mais on ne peut pas dire que ça soit un hommage au Bleu . Tandis que les vues de l'Estaque de Cézanne ...
Et alors , cette petite peinture bleue , la mienne , je l'ai faite parce que je n'avais plus que ces fonds bleus tout préparés . Le souvenir tout récent de cette canicule où garder les volets clos à partir de neuf heures du matin était vital , et l'émotion du moment où je peignais avant-hier , plongée dans une de ces crises où le sentiment d'être inutile me submerge ( mais si je veux me rendre utile , soutenir les migrants par exemple , je n'aurai plus le loisir paresseux nécessaire pour peindre , et c'est ça qui m'est primordial ) . Donc , je me résigne à ne soutenir que deux chats , un chien et un gars - tous bien nourris et pimpants , Dieu merci - et je m'obstine à peindre , et je souffre d'être inutile ...