On est donc restés en famille tout le week-end de la Pentecôte . Thomas a toujours du travail par dessus la tête à transformer sa maison de campagne normande en l'idéale maison de week-end pour parisiens stressés et pressés , au propre et au figuré , puisque les apparts à Paris ressemblent à des boites de sardines … Il a passé les trois jours à poser des dalles , de huit heures du matin à huit heures du soir , quasiment . Mais les pièces deviennent confortables : Philippe et moi avons dormi dans une vraie chambre , sur un vrai matelas . Par contre , je me demande si l'exigence d'ordre et de propreté , exigence complétement et gaiement larguée il y a quelques années , quand toute la petite famille campait , littéralement , dans une maison à moitié en ruine et complétement en chantier - je me demande si cette exigence , fruit d'une bonne éducation , ne va pas devenir de plus en plus pesante et contraignante , pour tous , au fur et à mesure que la maison devient justement plus confortable et ressemble de plus en plus à une " ancienne longère restaurée , où les propriétaires ont su allier avec goût meubles chinés et confort contemporain " comme on en voit dans les revues de décoration . Bon , c'est pas mon problème … Je la trouve très jolie , d'ailleurs , leur maison , dedans et dehors . Et tant mieux s'ils y sont heureux - déco mode ou pas .
Philippe aidait son fils , qui trimait à quatre pattes , entre brouettes de mortier et découpage de dalles à la disqueuse . La mère de famille , malgré un rhume à couper au couteau , s'occupait avec patience des trois gamins , malicieux et gais comme à l'ordinaire . Et moi , comment m'occuper , comment trouver ma place ? Ah , mais j'ai pu coopérer aux tentatives de jardinage en cours , tentatives seulement parce qu'il y a tant de travail de maçonnerie ; si bien que lorsque j'ai regardé les petit enclos , les fraisiers en fleurs avaient plutôt l'air du résultat d'une greffe monstrueuse - entre orties , chiendent , et fraisiers . Les grandes gagnantes étant les orties , naturellement . J'ai donc nettoyé avec enthousiasme ; avant de m'apercevoir , horrifiée , que Thomas n'avait absolument pas bêché avant d'installer ses plantations . Il avait même , carrément , installé certains légumes : tomates ,poivrons , etc … en plein dans les fourrés . Quand je m'en suis aperçue , j'ai failli avoir un coup de sang : parce qu'autour des plantes potagères , installées de ci de là , sous les arbres , en plus des orties et du chiendent , en plus des fougères et des graminées et des laiterons et des liserons , il y avait : des ronces . Des ronces splendides , vigoureuses , jaillissant de la terre d'un jet fougueux , pour atterrir à deux mètres de distance et y reprendre l'énergie pour marcotter et repartir ailleurs de plus belle … Dans ce fouillis , j'étais censée découvrir les courgettes pour leur ménager un peu d'espace ... Mon beau-fils m'a pourtant assuré qu'il avait eu une très belle récolte de cette façon , l'été dernier . Fascinant … mais s'il envoie un des gosses chercher du persil et que le gamin revient avec de la chélidoine … sinon , pourquoi pas ? je me suis demandé si ça n'était pas ça qu'on appelait permaculture . Il a donc seulement fait un trou dans la terre , dans le sous-bois ; mis une pelletée de terreau , et planté le petit plant - artichaut , tomates ou poivron … Je me suis dit que c'était une façon de faire ; et du coup , je n'ai pas fait comme je ferais chez moi : je n'ai pas bêché pour enlever , petit à petit , patiemment , toutes les racines dans la terre sur un mètre carré autour de ma plantation . J'ai juste un tout petit peu désherbé autour de chaque plant , coupé les plus grosses ronces … Mais tout de même , j'aimerais bien savoir ce que ça va donner cet été .
Et alors , si ça marche ? Ca voudrait dire que ma propre façon de jardiner est uniquement une question d'habitude et d'esthétique . Ce dont j'étais déjà consciente , bien sur . Mais pas d'une façon aussi aigüe .
On est rentrés chez nous le week-end dernier ; le jardin , libre de pousser comme il le voulait pendant dix jours , avec une averse par jour , et un temps tiède … Bref , toutes les plantes avaient triplé de volume . J'ai suivi mon conditionnement ... et passé trois jours frénétiques , plusieurs heures par jour , entre les averses , à nettoyer , bêcher , déplanter , planter , semer , pailler , tondre , dégager les chemins … bref , à me démener , dans le bonheur absolu , pour réussir à ce que mon potager soit joli .
Et ,vous pensez bien que j'ai eu le temps de réfléchir . Me demandant si ma façon de jardiner n'est pas terriblement violente avec la nature . Je vois bien que j'aime , exclusivement , un potager traditionnel , de ceux qui ressemblent à une illustration pour livres d'enfants , les livres où je trouvais le bonheur quand j'étais gamine … Je ressens également que certaines plantes ( les nigelles , que j'arrache sévèrement quand elles poussent dans le coriandre , par exemple ; ou les touffes d'onagres que je coupe impitoyablement parce que je n'aime pas trop leur couleur jaune citron … ) peuvent souffrir de la façon dont je les traite . Il faudrait que j'aille faire un stage à Findhorn , c'est certain . Mais je ne peux pas , pas tout de suite …
Bon , je ne suis pas entrée en dépression comme Arjuna avant la bataille , ou si j'ai pensé à tout laisser tomber , ça a duré une seconde , pas plus . Je me suis dit que mon karma , c'était de jardiner de cette façon , et que j'allais faire comme ça . Pour l'instant …
Ca , c'est , bien sur , une photo du mien , de potager - après quelques jours de nettoyage . Moi , en tout cas , je m'y sens bien - et , tout de même , les pois gourmands ont l'air contents de leur sort , même en lignes ... non ?