Je lisais hier soir dans Walden un passage que je ne comprends pas ( je veux dire que je le comprends intellectuellement ; mais je ne le comprends pas de tout mon être , ce qui me met un peu mal à l'aise car pour certains autres , comme je vous l'ai dit , je ronronne de pleine satisfaction ). C'est dans un chapitre intitulé " Le Printemps ".
" La vie de notre village s'encroûterait s'il n'était entouré de ces forêts et prairies inexplorées . Nous avons besoin de l'effet tonique de la nature sauvage - nous avons besoin d'aller parfois marcher dans les marais où rodent le butor et le héron , et d'entendre les notes puissantes du cri de la bécassine ; nous avons besoin de humer le roseau qui murmure en des lieux où seuls des oiseaux plus sauvages et plus solitaires construisent leurs nids , ou bien que le vison sillonne en courant ventre à terre . Déterminés à connaître et explorer toute chose , nous exigeons en même temps que les choses demeurent mystérieuses et inexplorables , que la terre et la mer soient infiniment sauvages ,portées sur aucune carte , sondées par aucun plomb . Nous ne pouvons jamais avoir notre content de Nature . [...] Nous avons besoin de voir nos propres limites transgressées , et que des formes de vies paissent paisiblement en des lieux où nos errances ne nous mèneront jamais . Nous sommes revigorés lorsque nous voyons le vautour se repaître de la charogne dont la vue nous dégoûte , et tirer santé et force d'un tel festin . Dans un fossé au bord du chemin menant à ma maison , il y eut un temps un cheval mort , qui me forçait parfois à faire un détour , notamment la nuit quand l'atmosphère était lourde , mais l'assurance qu'il m'apportait du puissant appétit et de l'inexpugnable santé de la Nature rachetait à mes yeux ce désagrément . J'aime voir que la nature regorge de tant de vie qu'elle peut se permettre d'offrir des sacrifices par myriades , et de laisser les animaux se manger les uns les autres ; j'aime voir que de tendres organismes peuvent se trouver si sereinement broyés , réduits en pulpe - têtards gobés par les hérons , tortues et crapauds écrasés sur la route - et qu'il arrive parfois qu'il pleuve sang et tripes ! L'accident est si probables que nous ne pouvons en faire grand cas . Tout cela produit sur l'esprit de l'homme sage une impression d'innocence universelle . Le poison n'est finalement pas vénéneux , et les blessures ne sont jamais fatales . La compassion est une position en tout point intenable . Elle ne peut être qu'expéditive . Ses plaidoyers ne sauraient supporter la moindre banalisation . "
Et voilà - le passage que je ne comprends pas ... ou plutôt ,que je ne ressens pas comme mien : cette " impression d'innocence universelle " ... et la suite , la phrase sur la compassion . Ceci dit , c'est vraiment le monde de Kali ... ( la traduction est de quelq'un qui s'appelle Jacques Mailhos , et faudra vraiment mais alors là vraiment que je trouve le texte en V.O. )
Pourtant , j'en ai eu un aperçu pas plus tard que Jeudi dernier ,au marché d'Anduze , du côté intenable de la position compassionnelle : passant devant le poissonnier , je n'ai pu résister devant un appétissant morceau de filet de saumon . Je pouvais bien sentir que le saumon n'aurait eu aucune envie d'être péché ... - en admettant qu'il ait été péché , je ne me souviens plus , ou si c'était du saumon d'élevage , que j'essaie d'éviter d'ordinaire ; peut-être que la mort lui a été un soulagement , tant les conditions de vie et la surpopulation dans l'endroit où on l'élevait étaient abominables . J'avais , donc , de la compassion pour le saumon - mais n'ai pu me retenir ... il était pas loin de midi , et j'en salivais presque . Et tout à coup , m'est venue une sensation qui m'a fait éclater de rire toute seule dans la rue , parce que j'ai pensé : " J'ai du être une ourse dans ma vie antérieure " .
Et allez donc ! à cet instant , ça correspondait tellement à mon moi du moment , je me suis tellement sentie ourse , en train de faire joyeusement craquer ce malheureux saumon entre mes mâchoires ... d'un coup , envolés le remords et la culpabilité . C'était vraiment gai . Aucune empathie chez l'ourse , naturellement !
Sachant que les molécules qui composent les corps sont toujours les mêmes , vie après vie , cycle après cycle - le corps de l'ourse , une fois qu 'elle est morte , a pourri , a été mangé par les vers , les vers sont morts et d'autres bestioles les ont digérés , leurs excréments ont nourri la terre et créé de l'humus , l'humus a fait pousser herbes et plantes , etc ... il se peut donc très bien que les mêmes molécules qui composent mon corps soient , pour certaines , celles de l'ourse . Tout se recycle !
En tout cas , même cuit au four , parce que dans cet instant je suis une humaine , le saumon était délicieux . Mais tout de même , aller chercher des vies antérieures pour justifier cette goinfrerie irrépressible , y'a pas vraiment de quoi se vanter ....