Nous rentrons d'un voyage éclair assez fatigant ... motif : je devrais hériter , vingt ans après la mort de mon père , d'un morceau de pré - très grand - et d'un autre - petit . Ca fait magique , d'avoir tout un pré à soi . Un coin à soi .. ca me rappelait la nouvelle de Virginia Woolf , Une chambre à soi .. Je rêvais un peu d' installer , à mon gré , dans ce coin de Haute-Savoie qui accueillait les étés d'autrefois , un jardin , une cabane , un genre d'ermitage , de petit atelier rien que pour moi pour aquareller l'été .
Ma soeur aînée a un chalet à deux pas de là ; elle nous a reçus avec d'autant plus de gentillesse que j'avais , par étourderie ou fatigue , oublié de lui demander auparavant la permission d'amener Hermione . Or , mon beau-frère supporte très mal la présence d'un chien - ce que j'ignorais , ou avais oublié , car il avait fait bonne figure quand on était allés les voir il y a un an ou deux , avec notre toutoune . Heureusement , on n'est restés qu'une nuit ! C'était peu courtois de ma part , et les a stressés encore plus : tous deux étaient déjà très choqués par l'installation récente d' un bloc de maisons juste à côté de leur maison de campagne , bouleversant d'autant leur territoire visuel et émotionnel .Moi qui essaie toujours d'être impeccable , soignant ma tenue chaque fois que je vais les voir .. c'était raté .
Ma soeur nous a gentiment accompagnés sur le chemin du pré ; mais , chemin faisant , elle m'a fait comprendre avec fermeté qu'aucun de mes fantasmes ne devait prendre corps : j'avais rêvé de planter sur mon pré des arbres , de ces rosiers rustiques rose vif qui n'ont besoin d'aucun soin pour fleurir , ou encore une haie pour les oiseaux , d'aubépines , de houblons grimpants , de fusains et de cornouillers : une des choses que je sais faire , et que je fais , c'est créer des jardins .
Impossible ! Sur ces prés , des paysans font paître leurs chevaux , ou leurs vaches , il ne faut pas que je veuille y poser un pied , je gâcherais un genre d'harmonie , un filet de bonnes relations tissé avec temps et patience . Une harmonie en forme de cotte de mailles pour l'étrangère , qui a abandonné le coin il y a vingt ans ... Involontairement , je me suis rendue tout à fait horripilante en demandant avec insistance si la ligne d'arbres du bas était sur mon pré , où non , si tel ou tel poirier était à moi , ou non ( j'aurai peut-être la chance d'hériter d'un poirier ! ) . On me dit que les propriétaires de vaches et de chevaux sont nos cousins éloignés ,et si gentils - il ne faut pas les froisser ; d'ailleurs si je plante un arbre ils ne se gêneront pas pour le couper s'ils ont envie ; d'ailleurs , c'est leur gagne-pain que je risque de menacer ; d'ailleurs ils mettent leurs clôtures comme ça les arrange et comme ils peuvent ; d'ailleurs elle ne peut situer exactement les limites de ce fameux pré ... et puis , je n'ai qu'à faire comme elle , qui se sent propriétaire du ciel , de la vue .. Super . ( Sa résidence secondaire est à deux kilométres de là ) . J'avais l'impression d'arriver comme un cheveu sur la soupe ; mais dans ce pays d'autrefois , je n'ai plus ma place .
Nos autres neveux , quand ils se sont installés dans le hameau , avaient marqué leur territoire de façon éclatante . Ils se sont installés dans la maison , don de mon autre soeur - héritée , ainsi que plusieurs champs , de sa propre marraine , ma tante du côté paternel ; puis , occasionnellement , ils ont fait couper à ras , après la mort de mon père et ça n'était pas en signe de deuil , le grand marronnier quasi centenaire au centre de la cour , situé sur leur portion de terrain . Cette cour , que je croyais commune à la maison de mes parents et à la leur ; mais non , ce malheureux arbre se trouvait , à un mètre près , sur leur moitié . Pour moi , un arbre d'enfance , un vieil ami ; sous ses branches , j'avais eu , autrefois , l'impression d'avoir ma place . Mais la chute des marrons menaçait leur toit .. les racines menaçaient leur maison .. c'est terrible les marrons . C'est terrible l'émotionnel , quand ça se drape dans le manteau de la rationnalité .
J'ai ainsi mieux compris , ça fait un choc , ce que c'était que le territoire . J'ai mis au moins dix ans à me sentir en paix , souffrant chaque fois que je voyais un marronnier près d'une maison , chaque fois que je promenais dans une ville aux trottoirs bordés de marronniers . Maintenant , je suis tranquille : maintenant j'ai compris et accepté , grâce à l'anéantissement de l'arbre protecteur , que ma place n'existait plus dans la cour "commune" ; je n'y suis plus revenue . Pendant des années . Pas de place pour moi , bon ! j'en aurai une , ailleurs ; et tout va bien . Et j'aimerai bien mes neveux - mais de loin , surtout , et je me garderai d'habiter près de chez eux ... Je suis devenue un peu paranoïaque : j'aime bien savoir où je mets les pieds avant de m'attacher à un arbre .
Maintenant , les neveux ont vendu leur maison , une fois restaurée et nantie d'un bout de cour - avec jardinet , sans arbre ; sont partis , mission accomplie ; nous , avons vendu la grande maison de mes parents en face , avec l'autre moitié de cette petite cour dont le grand fantôme se plaignait à l'oreille de deux d'entre nous .
Et puis tout à coup - la possibilité de bénéficier réellement d'un endroit à moi sur la colline , comme mes soeurs ; l'idée d'être accueillie par ce pré en pente douce , bordé de cardères , provisoirement ancré avant de prendre son envol , cette idée avait ranimé bêtement le rêve ancien ... J'ai senti , comme auparavant , que je ne serais pas la bienvenue . Contente toi de regarder .
Très loin , vers la Suisse , le lac irradiait d'une lumière d'été éblouissante , la même qu'autrefois , dans le vent frais de l'après-midi d'été : la petite nappe d'eau , d'un bleu clair vaporeux , rayonnait comme un ciel de Fra Angelico , or et aigue-marine , citron et turquoise ...