Depuis le début de la semaine , depuis qu'on a été chercher maman à Nice en fait , je me trimballe une trachéïte , si c'est le terme exact , enfin mal à la gorge et des quintes de toux a-bo-mi-na-bles , à perdre le souffle ... après le cours de morale psychosomatique que je vous ai infligé au chapitre précédent , c'était la moindre des choses que je creuse un peu pour savoir ce qui coincait : en soulevant une touffe de paquerettes , j'ai constaté que c'était rien de pire que le rappel d'un traumatisme d'enfance ,quand j'avais dix ans et demi , où j'ai du rester avec maman , malade , pendant que mes deux soeurs , qui avaient une vingtaine d'années , allaient baguenauder ... Soeur -du -milieu était allée au cinéma avec ses futurs beaux-parents , en tout cas . Soeur aînée , jeune mariée , devait penser que manman faisait du cinéma - manman qui avait , en fait , des hémorragies , et on pensait à un cancer ( Au fait , quand elles venaient l'été avec leurs chiards , moi , qui avais treize ans , j'aidais maman à faire la cuisine ... elles , jamais , trop prises parce qu'elles s'ocuppaient de leurs mouflets... une des choses qui m'a dégoûtée d'en avoir ) . Revenons au présent : Maman , terriblement angoissée par le voyage et la perspective imposée de quitter définitivement la maison où elle a vécu cinquante ans , a été : parfaite , pas malade , un seul arrêt pipi ça lui a suffi , pas vomi pendant le trajet , gentille comme tout ... parfaite je vous dis . Tellement contente ensuite de voir ma maison , de promener dans mon jardin , de manger sous le murier avec nous ... ça faisait plaisir à voir .
Parfaites dans leur rôles respectifs se sont également montrées mes soeurs bien aimées . L'aînée , à qui je disais , toute contente , qu'on avait enfin trouvé une jolie maison à prix raisonnable pour maman , ( la petite maison qui me plaisait beaucoup nous avait filé sous le nez ) , avec plusieurs chambres , a littéralement sifflé de haine dans le téléphone à la perspective que maman puisse désirer avoir des gens qui viennent la voir dans sa nouvelle maison . Ben oui , maman , elle a quatre-vingt dix sept ans , mais elle n'est pas gâteuse , elle est très sociable et se fait vite plein d'amis , que je n'ai pas forcément envie d'héberger moi ; elle a largement assez de sous pour acheter une maison ici puisque les prix sont la moitié de ceux de Nice ... pourquoi ne pourrait elle inviter des gens à venir la voir ?
La deuxième soeur , ma soeur du milieu , qui essaie de laisser traîner vente et achat le plus longtemps possible ( dans l'espoir , je suppose , que notre mère meure en attendant ? ) lui a gentiment envoyé un colis ; deux cuillères à soupe d'affection , une de culpabilité , une de en -Afrique- ils -n'en- ont -pas- autant , un zeste de rancoeur et on emballe : des chocolats , c'est tentant quand il fait trente six degrés à l'ombre , un paquet de biscuit commerce équitable parce qu'on ne consomme pas n'importe comment , un gros sac de madeleines artisanales à peine desséchées ; plus un joli corsage - mais je ne peux pas le marquer aux initiales de maman pour l'instant , je n'ai plus d'étiquettes . Ou alors ma soeur me signifie que c'est moi qui doit le laver et le repasser ... tout de même , mimine , tu trouves que je n'en fais pas assez ? d'accord , je sais , c'est pas grand chose de laver-repasser un corsage ; mais j'en ai un peu marre ... la cerise sur le gâteau , ce colis ... c'était ce qu'elle avait préparé pour la fête des mères , il y a seulement un mois , elle allait pas le refaire exprès , c'était bien bon ... j'étais un peu agacée , en plus pourquoi des biscuits , dans ces maisons on les bourre de petits biscuits et de verres de jus de fruits à quatre heures , sont enfermés , z'ont droit qu'à une douche par semaine , mais z'ont à manger et à boire ...
Maman m'a gentiment fait remarquer que certains pensionnaires n'en reçoivent jamais de colis .. elle a raison . Pour l'instant en tout cas elle accepte bien la maison de retraite , parce qu'elle sait , je le lui ai juré , qu'il ne s'agit que d'un séjour temporaire ; comment pourrais je tenir la tête haute et la persuader qu'il est normal qu'elle n'ait droit qu'à une douche par semaine , à une toilette avec un gant les six autres jours , alors que sa chambre comporte une salle de bains neuve avec douche pimpante , ce qui fait que je n'ai pas pensé une seule seconde à poser la question ( ma soeur aînée lui a dit : " quand tu étais petite , tu n'avais pas de douche " ... certes , mais avec la chaleur , c'est sympa une douche , non ? et puis les personnes âgées ne sentent déjà pas très bon ... ma mère a résolu le problème en prenant sa douche toute seule , je fais des voeux pour qu'elle ne tombe pas , puisque il n'y aura pas forcément quelqu'un pour l'aider ) , et Philippe a remballé les quelques commentaires rigolards qui lui venaient à l'esprit sur l'hygiéne chez les bonnes soeurs.
Comment trouver normal qu'une vieille dame entre dans la chambre de ma mère pour l'engueuler et lui enjoindre de sortir de sa chambre ( l'aide soignante m'a dit avec un bon sourire : " ça n'est rien , juste un petit accès de démence ... " ... j'ai l'impression d'être au début d'un film d'horreur ). A part ça , elle est plutôt sympa cette maison de retraite , pour une maison de retraite . Dommage qu'ils aient rogné sur le personnel soignant , tout en soignant la présentation ...
Bon , alors je vous parlais de petits plaisirs ? ce matin , on est allés faire les touristes au marché d'Uzés . Je me suis offert une chouette robe en lin d'un magnifique vert froid : vert comme le col des canards colverts , vert comme l'eau d'un torrent ...j'ai été chercher les nouveaux rideaux que j'avais commandés pour la chambre d'amis ; on a passé une heure délicieuse au café à l'ombre , à regarder l'éventaire du marchand de chapeaux et les gens qui essayaient des chapeaux ... mais surtout , surtout , tout au long du trajet , j'ai peaufiné dans ma tête la future lettre , imprimée sur papier rose avec des guirlandes de petites fleurs , que j'enverrai à tous les cousins et aux amis de maman pour les inviter à sa pendaison de crémaillère , que j'espère cet automne ( on fera ça de manière échelonnée pour ne pas la fatiguer )
" Maman est enfin installée dans sa nouvelle maison . Ce projet n'aurait jamais pu voir le jour sans l'aide infiniment précieuse de mes deux soeurs aînées , qui ont su , chacune à sa façon , et constamment , nous encourager , nous faire confiance , nous redonner courage quand nous étions fatigués , nous prodiguer avec discrétion leurs conseils avisés d'aînées quand nous hésitions sur la démarche à suivre , nous entourer nous et maman , de leur affection et de leur tendresse , continuant ainsi le soutien sans faille qu'elles nous ont assuré depuis 1996 *. C'est pourquoi je tiens à les remercier , d'abord et avant tout ... "
Mmmmmmhhhh... Je me régale en pensant aux cousins qui vont lire ça , et qui , eux , ne sont pas au courant de tout ! merveilleux .. merveilleux !!! Certes , ceux qui ont entendu , depuis 1996 encore , les plaintes hargneuses et les vitupérations de mes soeurs contre moi seront assez surpris ... Aaaaaaaaahhhhhhhhh ... déjà , je sens que ma toux va mieux ...Cette lettre , ça serait dommage de m'en priver , non ?
* en 1996 , c'est quand la Tata Lili s'est trouvée paralysée . A l'hopital de Cimiez on ne s'occupait pas du tout d'elle , elle m'a supplié de la faire rentrer dans son appartement ; Philippe m'a dit : " Pourquoi pas ? on peut organiser ... "et m'a aidée . Grands Dieux , ce que j'ai pu me faire incendier ... ma soeur aînée sifflait ses injonctions au téléphone " il faut la laisser à l'hopital , ou la mettre dans une maison de retraite vite fait " ( elle , bien sur , aurait été la tête pensante ; nous , qui étions un peu handicapés question intelligence , aurions exécuté ; le tout sans qu'elle prenne la peine de se déranger pour venir évaluer la réalité de la situation . Ma soeur du milieu , d'un ton bénin , placide et raisonnable , nous serinait en personne d'expérience que " ça ne marcherait jamais " ... et, à chaque changement de situation , ça recommençait ...
Renée , ne regrette pas tant de ne pas avoir de soeur avec qui partager .. si tu savais comme mes soeurs sont épuisantes quelquefois ... ceci dit , dans la circonstance elles ont joué leurs rôles avec beaucoup de talent , je ne vais pas m'en plaindre , tout de même ...